Source Thibault Vetter (Reporterre) Retrouvez l'artcicle sur le site de Reporterre
Le Grand Est subventionne massivement les usines de méthanisation pour en faire la pièce maîtresse de sa politique énergétique à l’horizon 2050. Voulue par la FNSEA et les entreprises gazières, cette stratégie est décriée par les écologistes au vu du modèle agricole intensif et des risques de pollution de l’air et de l’eau.
Le Grand Est se vante d’être la région française qui compte le plus d’installations de méthanisation, « soit 214 centrales en fonctionnement au 31 décembre 2020 », d’après Carole Combe, du service transition énergétique de la Région. Le principe de ces centrales : obtenir du méthane avec les excréments du bétail, pour produire de l’électricité ou de la chaleur. Selon Daniel Chateigner, membre du Collectif scientifique national de méthanisation raisonnée (CSNM), ce bond « est avant tout lié aux incitations de la Région », maillon important de la politique énergétique.
« Elle distribue de l’argent public à ces usines, dit-il. En moyenne, une centrale reçoit 600 000 euros de subventions par emploi créé. La situation est similaire dans d’autres zones agricoles, comme la Bretagne et l’Auvergne-Rhône-Alpes. Les élus assurent que c’est un procédé énergétique durable. Mais dans les faits, la méthanisation s’industrialise et cause de graves risques de pollution. Aussi, les centrales nécessitent des apports en végétaux et donc l’utilisation de plus en plus massive de terres agricoles dédiées. »
Dans son budget primitif de 2019, la Région, à majorité Les Républicains (LR), annonçait vouloir soutenir cette filière. Mme Combe indique à Reporterre que la Région a financé des études de faisabilité de projets de méthanisation à hauteur de 585 822 euros en 2020 et 2021. Aussi, en partenariat avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), dans le cadre du programme climaxion, elle a lancé un appel à projets d’unités de méthanisation en janvier 2020 : vingt-cinq projets ont été retenus et financés à hauteur de 9,6 millions d’euros, selon Carole Combe.
Dans son Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet), adopté fin 2019, le Grand Est projette de produire de manière dite « renouvelable » l’équivalent de 41 % de l’énergie consommée en 2030 et 100 % en 2050. Pour cela, en trente ans, elle compte multiplier par soixante-seize la génération de biogaz par les procédés de méthanisation, qui deviendra alors « la première production énergétique ».
- Un méthaniseur agricole à Ribeauvillé, en Alsace. Capture d’écran YouTube/Agriculture innovante
« La méthanisation est avant tout une nouvelle filière économique »
Carole Combe indique que selon le scénario de l’exécutif régional, il devrait en 2030 y avoir 264 nouvelles unités en Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne, selon le scénario retenu par l’exécutif. 180 méthaniseurs seraient implantés par GRT Gaz, une filiale d’Engie, selon Rue89 Strasbourg.
Autre élément incitatif pour se lancer dans la méthanisation : le prix de rachat du gaz. « Le biogaz coûte environ 60 euros le mégawatt-heure [MWh], contre 13,5 euros pour le gaz naturel. Cela représente un gros budget public qui va directement dans la poche des entreprises », observe Claude Cellier, représentant de la Confédération paysanne au Conseil économique, social et environnemental régional (Ceser) du Grand Est, une assemblée consultative chargée d’émettre des avis orientant les décisions.
« Ce ne sont pas des motivations écologiques qui priment, mais financières. »
Jean-François Fleck, coordinateur d’un groupe de réflexion sur la méthanisation pour France Nature Environnement (FNE) Grand Est, analyse : « Dans la majorité des cas, les centrales qui apparaissent aujourd’hui sont en réalité de très grande taille. Créées par de grands groupements d’agriculteurs ou des entreprises gazières, elles répondent à une logique industrielle. »
« La politique énergétique est un enjeu colossal pour l’écologie, insiste Bruno Ulrich, représentant des associations environnementales au Ceser. Dans ce grand virage vers la méthanisation, ce ne sont pas des motivations écologiques qui priment, mais financières. Pourtant, l’urgence de trouver de bonnes solutions énergétiques est bien là, et le cap qu’on s’apprête à prendre pour les prochaines décennies n’est pas le bon, au contraire. »
Des élus régionaux proches de la FNSEA ou de l’agro-industrie
Si l’exécutif régional pousse dans cette direction, c’est notamment parce que « les intérêts de l’agro-industrie y sont très représentés », selon Claude Cellier, le représentant de la Confédération paysanne au Ceser. Dans ce Conseil, il est le seul à remettre en cause le modèle productiviste, « face à trois membres de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles [FNSEA] et à trois représentants de la Chambre d’agriculture tenue par la FNSEA ».
Les élus décisionnaires du Grand Est ont aussi des liens avec la FNSEA ou l’agro-industrie. Patrick Bastian, président de la commission agriculture et forêt, est l’ancien vice-président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) du Bas-Rhin. En mars 2021, le Canard Enchaîné révélait que l’époux de Pascale Gaillot, vice-présidente de la Région déléguée à l’agriculture et la viticulture, n’était autre que Joachim Gaillot, l’un des actionnaires de Méthabaz, une grande usine de méthanisation dans la Marne qui suscite des oppositions. Enfin, Philippe Mangin, le vice-président en charge de la bioénergie, est aussi le président de la société InVivo, grande coopérative agro-industrielle française. Aucun de ces élus n’a répondu à Reporterre.
- Unité de méthanisation d’une ferme du Nord. Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0/Jérémy-Günther-Heinz Jähnick
Ce beau monde est sans doute sensible au discours de France Gaz Renouvelables, une association de lobbying pour la méthanisation, notamment fondée par la FNSEA, l’Association des agriculteurs méthaniseurs de France (AAMF), les chambres d’agriculture, ainsi que les entreprises gazières GRTgaz et GRDF. « Il y a beaucoup d’argent en jeu, et une convergence de points de vue entre l’exécutif de droite actuellement aux manettes et ces industriels », estime Jean-François Fleck, coordinateur du groupe de réflexion pour FNE Grand Est.
Accaparement des terres, pollution de l’air et de l’eau
Dans une contribution au Schéma régional biomasse de la Région, FNE et la Confédération paysanne calculent à partir des prévisions de la Région sur la mobilisation des terres agricoles que les méthaniseurs seront alimentés à 71 % par des cultures (maïs, avoine, seigle, orge), des résidus de culture et de l’herbe en 2050 : « À moyenne et à grande échelle, [...] la [méthanisation poursuit] la promotion du modèle agricole intensif », lit-on dans le document.
« La stratégie énergétique du Grand Est est insensée, dit Jean-François Fleck. La surface de culture dédiée à la méthanisation augmenterait mécaniquement. Pour atteindre les objectifs, il faudrait à peu près un méthaniseur tous les cinq kilomètres en zone agricole. »
Sans compter les conséquences de ces installations, qui produisent un digestat très azoté, qui est épandu sur les cultures. « Cela induit une pollution de l’air, alors contaminé par du protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre, ou du dioxyde d’azote, dangereux pour les poumons, le sang, et peut causer des pluies acides, détaille Claude Cellier, représentant de la Confédération paysanne au Ceser. Avec la multiplication de ces usines, les effets sur l’environnement seraient probablement très importants, et en totale opposition avec le discours pseudo-écologiste qui est tenu aujourd’hui. »
- À Rennes, ce méthaniseur reconnaissable à son dôme rejette dans cette cuve le digestat, qui sera ensuite épandu dans les champs comme engrais. Julie Lallouët-Geffroy/Reporterre
Reporterre s’est aussi procuré une note de l’Agence de l’eau Rhin-Meuse, datée du 25 juin 2019, qui décrit « des dégradations significatives de la qualité des ressources en eau [probablement] liées à ce développement [de la méthanisation] ». Dans la zone où « l’agglomération de Metz prélève la plus grande partie de ses ressources en eau potable, [...] on observe depuis trois ans une dégradation importante de la qualité des ressources, [...] la branche méthanisée comporte des pics [de reliquats azotés] beaucoup plus importants que celle non méthanisée. »
Aussi, selon un rapport du ministère de la Transition écologique, la méthanisation industrielle s’accompagne d’un fort risque d’incident. Par exemple, suite à un accident en Bretagne qui a duré plusieurs jours, les habitants d’une cinquantaine de communes n’ont plus eu un accès constant à l’eau potable.
À l’approche des régionales, d’autres listes promettent de changer la politique énergétique du Grand Est
Les élections régionales, dont le premier tour est prévu le 20 juin prochain, pourraient aboutir à un changement de couleur politique de l’exécutif. Portée par Europe Écologie-Les Verts (EELV), le Parti socialiste (PS) et le Parti communiste français (PCF), la liste Il est temps ! d’Éliane Romani pourrait opérer un changement de cap radical si elle passait : « Déjà, nous insisterons sur la baisse de la consommation énergétique, en favorisant l’isolation thermique des bâtiments, dit-elle. Ensuite, nous ne donnerons plus 1 euro d’argent public à des entreprises nocives pour l’environnement. Nous ferons systématiquement un bilan des apports écologiques et sociaux des projets avant de les soutenir. La méthanisation n’est pas à rejeter en bloc, mais elle n’est vertueuse qu’à petite échelle. Nous favoriserons les projets portés par des citoyens, visant à produire de l’énergie de manière locale et à obtenir des zones autonomes énergétiquement, grâce à des mix entre des panneaux solaires et des éoliennes, par exemple. »
De son côté, Jean-Marie Brom, référent énergie de la liste Appel inédit, soutenu par la France insoumise (LFI), Génération·s et Place publique, souhaite « créer une commission indépendante chargée d’évaluer l’utilité sociale, écologique et énergétique des projets subventionnés et imposer des contraintes environnementales supplémentaires ». Lui aussi défend l’idée d’un mix énergétique, avec des microcentrales hydrauliques, des éoliennes et des panneaux photovoltaïques. Ce physicien du CNRS pousserait pour créer « un grand pôle de recherche et de développement sur l’énergie solaire en Lorraine. Des laboratoires travaillent déjà sur le sujet à Nancy. Les panneaux photovoltaïques ne nécessitent pas forcément des terres rares et sont recyclables, c’est une énergie très prometteuse ».
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